The Words of Negroes

Paroles des Nègres

Vie et Travail Sur Les Habitations Sucreries

L’habitation du Balisier avec ses 75 esclaves est de taille modeste. Vallentin n’en est que le copropriétaire, il en a acquis récemment des parts et y exerce les fonctions de géreur – gestionnaire et intendant – pour le compte de ses associés. Il vit sur place avec son épouse, dans la maison principale. L’organisation de la vie et du travail des esclaves au Balisier est typique du fonctionnement des habitations sucreries, fixé dès le début du XIIIème siècle. Outre la canne, on y cultive également du maïs, sans doute destiné à l’alimentation du bétail, qui lui-même contribue à la culture de la canne : les bœufs fournissent de l’engrais, les mulets servent aux transport … Elle correspond parfaitement au modèle de l’habitation type « Père Labat », plantation de canne et fabrique de sucre autonome, qui produit toutes les cannes qu’elle traite sans apport extérieur.

Tâches et métiers

Sur les habitations, on distingue 3 catégories d’esclaves : les domestiques (10%), les ouvriers et autres esclaves spécialisés (20%), et les esclaves « attachés à la manufacture » (70%). Les ouvriers et esclaves spécialisés ont des fonctions particulières dans le processus de production. La plus importante de ces spécialités est celle du « raffineur », responsable du processus de fabrication du sucre. D’autres esclaves interviennent dans le processus de production. Ce sont, par exemple, les arroseurs (irrigation des pièces de cannes), les «cabrouétiers» qui transportent les cannes jusqu’au moulin dans leurs charrettes, les « conducteurs du moulin » responsable de son bon fonctionnement, les « chauffeurs » qui alimentent les fourneaux de la sucrerie, les tonneliers qui fabriquent les barriques. 

 

D’autres esclaves ont des fonctions qui permettent à l’habitation de fonctionner en quasi-autarcie : menuisiers, charpentiers, scieurs de long, et sur les grosses habitations, forgerons, charrons et maçons. La catégorie la plus nombreuse est celle des « Nègres de houe » ou « de jardin » ou « attachés à la manufacture » qui effectuent tous les travaux non spécialisés de culture et de fabrication. Enfin, certaines fonctions sont confiées à des hommes âgés, infirmes ou enfants d’une dizaine d’années : gardiens de bestiaux, de marchandises etc.

Les esclaves du Balisier

Au procès de Vallentin, une quinzaine d’esclaves ont été appelés à témoigner. Leurs fonctions et leurs âges ne sont pas toujours mentionnés, mais on entrevoit l’organisation du travail au Balisier.

2 commandeurs sont appelés à la barre : Louis, dévoué défenseur de son maître et Médéric, commandeur de Bellevue, l’associé de Vallentin, qui vient lui aussi témoigner en faveur de Vallentin.

 

Médéric, commandeur : 

Tout ce que j’ai vu, tout ce que je sais, c’est que M. Vallentin est un bon maître ; je n’ai jamais entendu dire qu’il fut méchant.

On note aussi l’intervention de deux raffineurs Charles, et Mercure qui restent prudents dans leurs déclarations.

Charles, raffineur. :

Vallentin était un très bon maître. Il faisait châtier les nègres, quand ils l’avaient mérité. Louis appliquait, au plus, 15 coups de fouet ; c’était tout.

Saint Jean, Cabrouettier âgé de 25 ans, fait preuve d’un peu plus d’audace en mettant en doute la culpabilité de Sébastien.

Saint Jean, cabrouettier : 

J’ai connu Sébastien ; c’était un bon nègre ; je ne sais pas s’il était capable de donner du poison aux animaux.

Adeline, Sébastien et leurs enfants forment apparemment une famille unie. Malgré l’adversité ils ont eu ensemble 5 enfants, dont 2 seulement sont encore vivants. 

La fonction d’Adeline, la femme de Sébastien n’est pas précisée, ni son âge. Ni celle de ses deux fils : Réville 13 ans et Laurent 16 ans. De même, rien n’est précisé sur la fonction occupée par Sébastien avant que son maître ne lui confie la garde des bœufs. 

Félicien, lui, est affecté comme manœuvre auprès des maçons à sa sortie du cachot. Mais épuisé et rendu malade par sa détention, il ne peut supporter ce nouveau travail pourtant présenté comme moins pénible que le travail aux champs.

D. Avez-vous vu Félicien, avant que Félicien fut mis au cachot ? 

Jacob, 50 ans, esclave

Oui, Monsieur, il était bien vaillant. Mais, après sa sortie du cachot, il était maigre. Il a été employé au service des maçons ; il faisait du mortier ; il portait des des pierre. Ce travail était beaucoup moins dur pour lui que celui de la houe. Au moins, il pouvait se reposer tant qu’il voulait ; car, tant que midi n’a pas sonné, il faut que la houe marche

On note par ailleurs la présence d’un Cyrille, maçon, d’une Mathilde, esclave de houe ; d’un Jean Pierre de 14 ans, esclave de houe ou d’un Toussaint, 13 ans, apprenti tonnelier. La présence de Fanchon, accoucheuse est révélatrice : elle est âgée de 80 ans.  Sa fonction essentielle qui repose sans doute sur des compétences éprouvées, a dû adoucir un peu ses conditions de vie et lui permettre de vivre jusu’aà un âge exceptionnellement avancé pour une esclave.

Conditions de vie

En effet, vie des esclaves est dominée par le travail. Ils travaillent entre onze et douze heures par jour et encore plus pendant la période de récolte et de production du sucre où on leur impose parfois « une veillée », c’est-à-dire de travailler jour et nuit, dans des conditions très difficiles jusqu’à 40 heures d’affilée. 

Les esclaves sont souvent sous-alimentés. La ration alimentaire prévue par le Code Noir se compose de 2 livres de morue et deux mesures de manioc par semaine, invariablement, toute l’année. C’est notoirement insuffisant pour exercer une activité physique aussi intense et trop déséquilibré pour maintenir la santé. En outre, souvent les maîtres ne fournissent même pas cette ration pourtant obligatoire. 

Au procès, Vallentin se targue d’être très généreux avec ses esclaves et Louis renchérit sur la prodigalité de son maître, qui aurait la réputation d’être un « gâte-Nègre »

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Vallentin :

M. le Président, demandez s’il vous plait à Jacob si, quand mes nègres n’avaient pas de vivres, je ne faisais pas venir de la morue ; si, outre le samedi que je leur abandonnais, je ne donnais pas à chacun d’eux 3 ou 4 livres de morue par semaine et du sel à discrétion ? 

(…) M. le Président, demandez, s’il vous plaît, au témoin si je n’ai pas toujours eu soin de ses enfants, si je n’ai pas ordonné qu’on leur servit exactement leur repas ?

Charles, Raffineur. 

Oui, Monsieur, mes enfants ont toujours eu 2 fois à manger par jour, vous avez même fait donner 10 coups de fouet à l’infirmière, parce qu’elle n’avait pas donné les deux repas à mes enfants.

Louis :

Vallentin est un gâte-nègres ; c’est connu. Pendant toute l’année, tous les mardis de chaque semaine, ils avaient de la morue et le samedi du sirop.

Toutefois, il y est plusieurs fois fait mention de larcins fait dans les champs par des esclaves assoiffés ou affamés.

D. Louis vous a-t-il, quelquefois, mis le bâillon?

Toussaint, âgé de 13 ans, apprenti tonnelier:

Oui, parce que j’avais pris quatre cannes ; j’avais faim. Je l’ai porté une semaine. On me le laissait pendant la nuit. On a, aussi, mis le bâillon à St-Jean, à Rémi, à Félix, à Etienne, pour les punir de ce qu’ils avaient volé du maïs, des patates ou des ignames, ou mangé des cannes

De même, le maître qui doit fournir à ses esclaves un certain nombre de vêtements chaque année, se dérobe souvent à ses obligations. Les esclaves vont presque nus et bien entendu ne portent jamais de chaussure, ce qui provoque énormément d’infection des pieds.

Cet épuisement au travail et ces conditions de vie précaires sont souvent à l’origine de maladies ou de morts précoces. L’espérance de vie moyenne sur les habitations en Guadeloupe est estimée à 26-27 ans

Résilience et résistance

Les esclaves ne doivent qu’à leur propre travail la possibilité d’améliorer leurs conditions de vie.  Ils peuvent travailler un jour par semaine à leur jardin, sur une petite parcelle que le maître leur abandonne, parfois ils peuvent vendre une partie de leurs récoltes ou monnayer leurs talents (lingère, charpentier, cuisinière …) en dehors de leurs harassantes journées de travail. Tous ont une « vie sociale », et certains forment une famille sur l’habitation ou à l’extérieur.

Voici comment Sébastien est décrit par ses compagnons d’infortune, parfois avec une pointe d’envie. Vallentin voit  également d’un très mauvais oeil l’attitude de Sébastien.

Jacob

C’était le meilleur travailleur de l’atelier, il travaillait autant pour lui que s’il avait travaillé pour un Blanc ». 

François

Il avait un assez beau jardin et quand il fallait travailler pour moi, il ne faisait rien, il fallait le châtier.

Vallentin :

Il était bon travailleur à la houe. Mais, pour la culture de son jardin particulier, il louait des nègres marrons avec lesquels il était en relation habituelle.

On peut donc imaginer qu’une partie de l’acharnement de Vallentin contre lui vient de ce que Sébastien est parvenu à acquérir une infime parcelle d’indépendance et surtout de fierté et de dignité.

La résistance face au système esclavagiste a été constante, depuis la capture en Afrique jusqu’aux plantations, des premiers temps jusqu’à l’abolition. Les actes de subversion et de marronnage sont nombreux : fuites, lenteur au travail, oisiveté, simulation de maladies, organisation de festivités non autorisées, automutilations, empoisonnements, sabotages, suicides, avortements …

Alors, seules la violence et la peur peuvent maintenir ces hommes et ces femmes en servitude. Peur constante de la révolte et de l’empoisonnement chez les maîtres, peur du châtiment pour les esclaves.