The Words of Negroes

Paroles des Nègres

La Guadeloupe, Île À Sucre

Pendant plus de 3 siècles, la canne et le sucre ont formé le socle et le moteur de l’économie antillaise et ont structuré en profondeur les rapports raciaux et sociaux. Cette histoire s’articule autour de deux grands cycles : le premier est celui de l’habitation sucrière esclavagiste, qui débute au milieu du XV ème siècle pour connaître son apogée en 1830 et décliner jusqu’à sa disparition au moment de l’abolition de 1848 ; puis à partir de 1860 advient le siècle de l’Usine, traduction locale de l’ère du capitalisme industriel et cœur battant de l’histoire sociale et politique de l’île. Après la croissance fabuleuse de l’après seconde guerre mondiale qui culmine en 1965, survient une crise à l’issue de laquelle la Guadeloupe continue certes de produire du sucre, mais n’est plus une « île à sucre ».

Le temps de l’habitation-sucrière esclavagiste

Introduite en 1654 par les planteurs hollandais chassés du Brésil, la fabrication du sucre dans les habitations sucrerie dite de type « Père Labat » restera en vigueur jusqu’à l’abolition. Ce système traditionnel est décrit avec le plus de précisions au début du 18e siècle par le Père dominicain Jean Baptiste Labat, basée sur son expérience de gestion de plusieurs habitations sucreries au profit de son ordre.

Car c’est bien entendu sur l’esclavage que repose cette production manufacturière où quasi toutes les opérations sont réalisées à la force des bras par une main d’œuvre servile. Une habitation-sucrerie guadeloupéenne moyenne compte dans les 80 à 100 esclaves. Travail de la terre à la houe, récolte de la canne au sabre, transvasement du vesou dans les chaudières par de grands louches de cuivre …  le sucre est produit à la sueur des esclaves et se teinte parfois de leur sang lorsqu’à bout de fatigue ils sont happés par les rolles du moulin ou tombent dans les chaudières à sucre. 

La période anglaise de 1759-1763 est celle de la plus forte croissance de l’industrie sucrière guadeloupéenne. Le nombre de sucreries passe de 290 à 496, et la production dépasse probablement les 25 000 tonnes. La période révolutionnaire, la première abolition de 1794 et l’émigration massive des planteurs désorganisent complètement la production, qui tombe à 3900 tonnes en 1799. L’esclavage est rétabli en 1802, mais il faudra plusieurs années pour que la situation se rétablisse. 

Avec le retour de la paix, la « perte » d’Haïti en 1804 qui ouvre de nouveaux débouchés, la reprise de la traite négrière pourtant théoriquement interdite et les mesures de soutien mises en place par le gouvernement de la Restauration en faveur des sucres coloniaux, conduisent vers l’apogée du système « Labat » : en 1835 on compte en Guadeloupe 620 habitations sucreries pour une production de 42 000 tonnes.

Mais après l’apogée, le développement de la production du sucre de betterave en France, et la disparition inéluctable du système social esclavagiste font basculer l’industrie sucrière dans une profonde crise.

La création des usines centrales et la révolution industrielle en Guadeloupe

Au tout début des années 1840, une idée apparaît : la survie de la production sucrière coloniale passe nécessairement par une véritable révolution industrielle, l’adoption de la technologie moderne déjà utilisée dans la sucrerie de betterave et la centralisation de la fabrication dans quelques grandes « usines centrales » manipulant les cannes des habitations environnantes. L’abolition de l’esclavage en 1848 marque l’achèvement de ce changement radical.

La modernisation de la production sucrière s’accompagne donc d’un intense mouvement de concentration industrielle. Les anciennes grandes familles, propriétaires d’habitations-sucreries, installées aux Antilles depuis le XVIIIe siècles, sont éliminées en deux ou trois décennies, et leurs derniers représentants, après avoir perdu leurs propriétés au profit des usines, sont réduits au rang de salariés de celles-ci. Dès la fin des années 1860, la nouvelle classe dominante tend à se constituer en caste. Le milieu usinier demeure à l’écart du reste de la population dont il se distingue par la puissance économique, la fortune et le train de vie ainsi que par une attitude de fermeture idéologique et sociale envers tout ce qui lui est extérieur. Il écrase littéralement toute la société guadeloupéenne jusqu’à la fin du XIXe siècle.

Les grandes fluctuations de la conjoncture

En 1884, débute une grave crise qui affecte l’ensemble de la Caraïbe. Elle est déclenchée par une surproduction croissante, entraînant à la baisse du cours du sucre. Les dernières habitations-sucreries type Père Labat disparaissent, les usines les plus faibles sont mises en liquidation. Les usiniers créoles sont progressivement éliminés, et leurs établissements sont, soit fermés, soit repris par des intérêts métropolitains. 

La crise produit des effets dramatiques sur la population rurale du pays sucrier. Les salaires diminuent de plus de moitié. En outre, à partir de 1902, pour serrer encore davantage les coûts, les usines imposent à leurs travailleurs le remplacement du salaire à la journée par le salaire « à la tâche », un système qui donne lieu aux pires abus, parce que les tâches, fixées unilatéralement par l’employeur, sont si lourdes qu’elles ne peuvent être effectuées en une journée. Une atroce misère frappe la population. Il faut attendre 1910 pour que leur situation s’améliore, en conséquence de la première grande grève des travailleurs de la canne.

À partir de 1910, l’industrie sucrière guadeloupéenne rentre dans une phase de croissance qui se prolonge pendant pratiquement deux décennies. En conséquence de la guerre de 1914, l’armée a besoin de quantités considérables d’alcool pour la fabrication des poudres et explosifs. Les régions betteravières du Nord et de la Picardie, sont envahies ou situées dans la zone des combats, et seules les colonies peuvent fournir la matière première indispensable. 

La croissance se poursuit ensuite jusqu’en 1928. La période qui s’étend ensuite voit se succéder une série pratiquement ininterrompue de crises climatiques, politiques, économiques et sociales, qui impactent très profondément l’activité et conduisent l’industrie sucrière au bord de la ruine.

Les « Vingt glorieuses » et l’apogée de l’industrie sucrière guadeloupéenne

Le redémarrage intervient immédiatement après la départementalisation de 1946 ; il est porté par la pénurie de sucre qui frappe alors la France et permet aux usines des DOM d’écouler à des prix extrêmement rémunérateurs leurs stocks forcés constitués pendant la guerre. 

Pour les usines des DOM en général et de la Guadeloupe en particulier, la période de l’immédiat après-guerre est probablement la plus prospère de leur histoire. Mais cette prospérité est loin d’être équitablement répartie : la population rurale crève de misère. La fin de la guerre ne se traduit pour elle par aucune amélioration des conditions et du niveau de vie. La pénurie et la sous-alimentation demeurent, l’inflation galope, et les salaires ne suivent pas. Dans ces conditions, il n’est pas surprenant que les grèves se multiplient. Pratiquement chaque année, le démarrage de la campagne sucrière est retardé en attendant qu’usiniers et représentants des travailleurs se soient accordés sur les salaires et le prix de la canne. Les incidents se multiplient entre la gendarmerie et des grévistes ; le plus grave de tous a lieu le 14 février 1952, quand les CRS ouvrent le feu sur la population du bourg du Moule, faisant quatre morts.

La croissance se poursuit sur un rythme extrêmement élevé jusqu’au milieu des années 1960 ; de 1946 à 1965, quand est atteint son maximum historique, la production est multipliée par plus de quatre (de 45 000 à 185 000 tonnes). Les sociétés sucrières lancent de grands programmes de modernisation et d’expansion, dont la majeure partie est financée par des aides publiques, Elles bénéficient également d’une relative détente sur le plan social que l’on peut sans doute attribuer à une lente et relative amélioration des conditions de vie- même si, en 1965, le revenu moyen par habitant ne représente que le quart de celui de la métropole. Au mieux, on est passé de la misère à la pauvreté. 

L’effondrement de la décennie 1970 et la fin de l’économie de plantation

Les années 1970 constituent le pire moment de l’histoire de l’industrie sucrière guadeloupéenne depuis la création des usines. Une succession de catastrophes climatiques très rapprochées (cyclones, sècheresses), débouche sur un véritable effondrement de la filière. Le problème est également structurel : les usines avaient été créées au XIX ème siècle pour produire sur la base de très bas coûts de main d’œuvre. Mais à partir des années 60, si lente et insuffisante qu’elle soit, la hausse continue des salaires constitue pour les entreprises un accroissement de charges qu’elles ne peuvent plus supporter. La culture de la canne cesse d’être rentable en Guadeloupe à partir de 1965.

La dégradation continue de la situation favorise l’émergence, chez les planteurs et les ouvriers agricoles, d’un puissant mouvement revendicatif animé par de nouvelles organisations syndicales liées au courant indépendantiste qui s’affirme alors. Toute la décennie 1970 est extrêmement agitée, avec des grèves longues et dures au début de pratiquement chaque campagne, ainsi qu’une multiplication des incidents de toutes natures (intervention lourde de la gendarmerie, séquestration de cadres, occupation de terres). 

Face à la crise, les sociétés métropolitaines, qui ne sont plus, désormais, que des filiales de grands groupes industriels et financiers pour lesquels le sucre ultramarin ne pèse pas lourd dans l’immensité de leurs affaires. Ils se désengagent brutalement en quelques années, fermant les usines et laissant à l’État et aux collectivités locales la responsabilité de gérer la situation. À partir de la fin des années 1970, l’industrie sucrière guadeloupéenne est prise en charge presque intégralement par les fonds publics et maintenue par eux en survie à coups de subventions. Après 1994, il ne reste plus que deux usines en activité, Gardel et Grande-Anse. Au tournant du siècle, la Guadeloupe n’est plus une économie de plantation.

Tiré de :  Christian SCHNAKENBOURG : La Guadeloupe, île à sucre, trois siècles d’histoire de l’industrie sucrière, LES CAHIERS DE ANNEAUX DE LA MÉMOIRE. GUADELOUPE. N°18. 2018