Dans les colonies françaises, les esclaves n’ont jamais relevé exclusivement du droit privé des maîtres. Le gouvernement a adopté dès 1685 avec le Code Noir, une législation qui réaffirme ses propres prérogatives sur les esclaves et leurs propriétaires. Il instaure la compétence exclusive des tribunaux de droits communs pour statuer sur certains crimes commis par les esclaves (agression de personnes libres, vols qualifiés ou marronnage) et codifie précisément les châtiments autorisés. Ainsi le pouvoir des maîtres sur leurs esclaves n’est-il pas illimité, leurs coups de fouet sont comptés.
Mais au cœur des habitations, les innombrables abus vont provoquer vers 1830 une réforme de la législation coloniale et l’envoi de magistrats depuis la France. Leurs enquêtes provoquent quelques procès retentissants qui se soldent tous par des acquittements ou des peines dérisoires …
En 1829, le gouvernement de Charles X est contraint, sous la pression de l’opinion publique, d’initier une réforme du système judiciaire colonial. En effet, la presse libérale avait depuis la Restauration, relaté nombre de scandales retentissants : impunité totale des trafiquants d’esclaves (la traite étant officiellement abolie depuis 1817 était encore largement pratiquée de façon illégale), abus des maîtres non sanctionnés etc. Il s’agit donc d’une tentative de reprise en main du système judiciaire colonial que l’on prétend normaliser. Mais le Code Noir continue de s’appliquer, et des aménagements sont introduits pour ne pas heurter frontalement la société créole : le jury d’Assises par exemple, y est remplacé par des assesseurs, notables de la société civile, car on a estimé que cette institution est « incompatible » avec les mœurs de la colonie.
Les jury d’Assises dans leur version tropicale sont donc composés de 3 magistrats généralement venus de France (mais parfois « tropicalisés » car installés depuis longtemps et alliés par mariage à de riches familles créoles) et de 4 assesseurs désignés parmi les notables, quasi systématiquement possesseurs d’esclaves eux-mêmes.
Une vague de nouveaux magistrats débarque de France afin de remplacer les juges locaux par trop compromis ou ayant choisi de démissionner en protestation. Mais, peu soutenus par l’administration centrale et en proie à l’hostilité ouverte des colons, ceux-ci arrivent dans un climat de défiance qui se transformera en guerre ouverte à mesure qu’ils ouvrent des enquêtes et mettent en cause des maîtres. Quelques procès auront lieux, et se soldent tous par des acquittements ou des peines symboliques, et les « petits juges » seront finalement remis sans ménagement dans le bateau du retour. Amers et meurtris, ils rédigent des témoignages qui renforcent l’opinion abolitionniste.
Ainsi le juge Hardouin Cherest qui instruit l’affaire Vallentin, n’a-t-il pas eu la vie facile : cadet sans fortune d’une famille de juristes de l’Aube, il débarque aux Antilles en 1827 comme juge de paix. De réputation libérale, il franchit très lentement les échelons de la carrière de magistrat. A peine arrivé on le dénonce au ministre des colonies comme républicain et on l’accuse de fuites vers la presse métropolitaine. Nommé lieutenant de juge à Marie Galante en 1840, il mène l’enquête sur l’affaire Vallentin et parvient à le faire inculper et juger en Cours d’Assises. Mais malgré la solidité du dossier qui ne laisse aucun doute sur le crime et la préméditation, l’accusé est acquitté.
Quelques mois plus tard, Hardouin est nommé en Martinique où il instruit d’autres affaires particulièrement horribles, suivies d’acquittements non moins scandaleux. Schoelcher lui-même mentionne dans ses écrits les attaques dont il est victime. Récompensé en 1848 par un poste de Président, ce gêneur est mis deux ans après, le vent ayant tourné, à la retraite anticipée.
La réforme a fait long feu, l’ordre esclavagiste est bientôt rétabli. Cette même année 1842, Victor Schoelcher dénonce toujours la complaisance de l’administration à l’égard des maîtres et le fait que la magistrature soit composée pour moitié de créoles, eux-mêmes propriétaires d’esclaves et pour l’autre moitié d’européens qui ont des liens familiaux et de fortune dans le pays. (C’est le cas dans l’affaire Vallentin, du procureur du Roi Marais, marié à une créole de grande famille)
« il s’ensuit que la justice de nos colonies est saturée de l’esprit colonial, esprit essentiellement blanc ; aussi est-ce la justice blanche qui se rend dans nos îles ».
Victor Schoelcher, Des colonies françaises. Abolition immédiate de l’esclavage
Tiré de : Les kalmanquious, des magistrats indésirables aux Antilles en temps d’abolition. JACQUELINE PICART. ÉDITION CARET. Guadeloupe. 1998.