Jusque vers 1720 aux îles, le commandeur n’était pas un esclave mais toujours un blanc, « serviteur » du colon et payé. Mais avec la raréfaction des engagés blancs, on prit bientôt l’habitude de promouvoir des esclaves à ce rang de commandeur, dont la fonction est ainsi définie:
“Le commandeur est l’esclave nommé par l’habitant pour conduire les autres esclaves au travail. Le signe distinctif de cette fonction est le fouet avec lequel il ranime l’ardeur des paresseux.”
Durant le procès, on apprend d’ailleurs que Bellevue a fait miroiter à Félicien le poste de commandeur, qui l’aurait définitivement protégé de la vengeance de celui qu’il aurait dénoncé.
« Tu es fort, tu n’as rien à craindre de l’atelier, lui disait-il, d’ailleurs on te protégera contre son inimitié sur le nommant commandeur. »
L’autorité du commandeur s’exerçait surtout sur les nègres de houe, mais pas, en principe, sur les ouvriers du moulin ou de la sucrerie ni sur les cabrouettiers, qui avaient tous leurs chefs particuliers. Il est avant tout l’exécuteur des sanctions et des punitions. Ainsi, cet esclave, promu et « élevé » au rang de persécuteur de ses semblables, ajoute aux obligations de sa tâche tout ce qu’une telle position schizophrénique peut déclencher.
Louis, par exemple, semble avoir une opinion tranchée sur Adeline ; derrière son mépris, on devine un sentiment personnel, une fixation.
Q. : Adeline n’est-elle pas aussi allée demander pardon à Sébastien ?
Louis.
Mon Dieu ! Monsieur le Président, je ne sais pas.
Q. : Mais pensez-vous qu’Adeline ait pu avoir des raisons de ne pas aller voir Vallentin ? Par exemple, pensez-vous qu’elle avait peur de lui et que c’est pour cela qu’elle n’est pas allée demander à Vallentin une grâce pour celui qu’elle appelait son mari ?
Louis.
Adeline ? Avoir peur de notre maître ! ? Oh non, Monsieur ! On ne me fera pas croire ça.
Louis est un commandant zélé. Le procès révèle un exécuteur capable des pires exactions, agissant toujours sous les ordres de son maître, mais aussi poussé par ses propres pulsions. Au troisième jour d’audience, Adeline, la femme de Sébastien, fait des révélations fracassantes.
M le Président :
Adeline, Vallentin a-t-il fait battre Réville ?
Adeline :
Oui Monsieur, quelquefois. C’est Louis qui exécutait les ordres de notre maître. Et il lui a fait aussi, par ses ordres, manger des saloperies près de la case de M Vallentin, je l’ai vu. Et quand Réville crachait les excréments, Louis le battait.
M le Président :
Le commandeur frappait-il cet enfant de toute la longueur de son fouet ?
Adeline :
Non Monsieur, c’était avec le petit fouet, c’est à dire, la moitié du fouet.
Réville, confirme les dires de sa mère. L’avocat de Vallentin tente alors une riposte.
Maître Granpré :
Dans la langue des nègres, la signification des mots de la langue française est souvent déplacée. Par exemple ; les nègres appellent « Sorcier » celui qui, dans la traduction véritable de leur pensée, est un empoisonneur. C’est ainsi que l’on pourrait travestir en supplice, une simple polissonnerie d’enfant. Veuillez, M le Président, demander à Réville, si ce ne sont pas des enfants qui lui ont frotté les lèvres avec des saloperies ?
Il s’agirait donc d’un simple jeu d’enfant ? Quel univers que celui où l’on force les enfants à assister aux exécutions, où on leur épargne aucun sévices, où ils peuvent devenir eux même l’instrument de la punition, où l’on invente de telles « polissonneries ». Mais, encore une fois, on ne parle pas là de la lubie d’un commandeur borné, mais de celle d’un maître.
Vallentin :
Cette femme-là me chargera tant qu’elle pourra ! les punitions ne fisaient rien à son fils. J’ai dit aux négrillons de le tailler
Adeline :
j’ai vu, 1 ou 2 fois, M Vallentin donner ordre aux négrillons de lui faire manger des saloperies avec un petit bois. Ils étaient forcés d’obéir.
Adeline et Réville tiennent tête et Jacob vient confirmer leurs dire quelques minutes plus tard.
Jacob :
Je n’ai pas vu battre Réville, mais j’ai entendu dire qu’on lui faisait manger de la merde.
Monsieur le Président :
Avez-vous ouï dire que c’étaient des petits négrillons qui lui faisaient manger des excréments ?
Jacob :
J’ai entendu dire que c’est Monsieur qui lui faisait manger ; mais je ne l’ai pas vu.
Les masques sont tombés et la tension est à son comble. Adeline et Réville font front avec une incroyable bravoure. Alors que les esprits s’échauffent, Louis révèle une facette insoupçonnée de ses motivations : il convoitait cette femme, et sans doute la présence de Sébastien à ses côtés, celui qu’elle appelait son mari, l’empêchait-elle de l’obtenir. Mais on voit bien comment Adeline elle-même résiste de toutes ses forces et de toute sa dignité à l’abus de pouvoir du Commandeur sur elle-même et sur ceux qu’elle aime.
M. le Président :
Louis, avez-vous quelquefois châtié Réville ?
R : Oh ! Oui, souvent, très souvent. Réville est un méchant petit sujet. Il vole des ignames, des bananes, des cabris. Oh ! Oui, j’ai bien piqué li (je l’ai bien fouetté). Voyez-vous, Monsieur, quand les nègres sont petits et qu’ils font des méchancetés, il faut bien les piquer, pour leur empêcher de devenir mauvais sujets ; oh ! Réville, je l’ai piqué ferme, le petit coquin ! il cassait des cannes. Je lui ai déclaré que s’il continuait, je lui ferais manger des cochonneries. Je comptais lui en faire manger, pour lui faire bien sentir qu’il faisait mal. Les petits négrillons l’en ont menacé.
M.le Président :
Réville, vous avez entendu ce qu’a dit le commandeur ?
Réville :
Oui, Monsieur, c’est Louis qui m’a fait manger de la merde. Louis ment, quand il dit que ce n’est pas vrai.
Louis :
Ah ! Le petit scélérat !
Adeline :
Monsieur, je soutiens que j’ai vu Louis qui faisait manger des cochonneries à mon garçon.
Louis :
Est-ce-que vous ne voyez pas, M. le Président, qu’Adeline soutient son petit qui a tous les vices. Adeline était beaucoup amoureuse de moi ; elle me disait tout dans le temps ; elle ne dit pas tout ce qu’elle sait ici. Par exemple : elle m’avait dit qu’elle avait donné un coup de pilon à Sébastien ; elle ne l’avouera pas ici.
Adeline :
Je ne lui ai pas dit çà. Si mon défunt avait reçu ce coup de pilon, il serait resté sur place. Oui, c’est vrai, j’ai eu du train avec Sébastien. Mais, c’est lorsque je n’avais encore que deux enfants de lui. Depuis les trois autres, jamais nous n’avons eu de train, mais je ne lui ai pas donné de coup de pilon.