The Words of Negroes

Paroles des Nègres

Les Nègres mangeaient de la Terre

Dès le XVIIe siècle, des témoignages de voyageurs et d’administrateurs insistaient sur le fait que les esclaves noirs des Caraïbes avaient la mauvaise habitude de consommer de la terre. Pour expliquer cette déviation alimentaire, ils incriminaient les conditions de travail et de climat particulièrement dures et disaient que la conséquence en était le « mal d’estomac ».

La cause profonde de cette perversion doit être recherchée en fait dans ce que le Père Labat appelle « la mélancholie noire ». Elle porte, dit-il, « les nègres à manger de la terre, des cendres, de la chaux et autres choses de cette nature … » Cette perversion n’est que l’expression d’un désespoir profond. C’est leur pitoyable condition d’esclave et le sentiment qu’il n’y a pour eux aucun espoir de changement qui incitent ces malheureux au pire. 

Projet de suicide conscient ou expression suprême de la mélancolie, l’habitude de manger de la terre semble assez répandue parmi les esclaves du Balisier. Ou du moins, elle semble occuper une grande place dans la paranoïa du maître. Vallentin la craint, et la combat comme une menace avec son arme privilégiée: le bâillon.

Ainsi Louis, son commandeur dévoué, les administre-t-il à tour de bras. 

Louis:

Médor était mort enflé, parce qu’il avait mangé de la terre. Rosillette mangeait de la terre ; je lui ai mis le bâillon ; elle a été sauvée. Mélanie et Jean-Pierre étaient aussi enflés, parce qu’on n’avait pas pu leur empêcher de manger de la terre. Je leur ai mis le bâillon ; et à force de soins, on les a guéris.

Durant le procès, les esclaves se montrent plus circonspects : aucun n’admet avoir mangé de la terre, ni ne confirme que l’un des leurs l’ait fait.

Me Grandpré : 

Je prie M. le Président de demander au témoin si les baillons que M. Vallentin a fait faire n’étaient pas destinés aux nègres qui mangeaient de la terre ?

Jacob. :

Je n’ai pas vu de nègres manger de la terre sur l’habitation. On leur mettait le bâillon quand ils avaient fait des méchancetés ou mangé des cannes.

Vallentin

J’ai vu que cela avait toujours fait un très bon effet. Médor et Rosillette mangeaient de la terre. Rosillette n’est-elle pas morte enflée, parce qu’elle avait mangé de la terre ?

R : Oui, Monsieur, mais je ne l’ai pas vue.

Pour aller plus loin : Gélis, Jacques. « Les mangeurs de terre, anthropologie d’une pathologie alimentaire ». Le corps, la famille et l’État, édité par Myriam Cottias et al., Presses universitaires de Rennes, 2010, doi.org/10.4000/.