The Words of Negroes

Paroles des Nègres

Vallentin, un si bon Maître

Au tribunal, Vallentin tient à donner une bonne image de lui. C’est même sa seule ligne de défense : il est censé être un trop bon maître pour se préoccuper vraiment de ce qu’on lui reproche. Les esclaves, compte tenu des circonstances, sont bien obligés de contribuer à cette image : d’une part, parce qu’il aurait pu y avoir un pire maître que Vallentin, d’autre part, parce qu’ils ont témoigné en sa présence et qu’ils continueront à être sous son pouvoir après le procès… Mais derrière cette image lisse, les obsessions morbides de ce « si bon maître » se révèlent.

 

Dans la salle d’audience, les esclaves ne sont évidemment pas libres de parler. Ils subissent une pression énorme pendant les quelques jours de l’audience : dans cette arène, ils parlent devant un public hostile et sous l’œil vigilant de leur maître. Même dans la salle des témoins, où ils sont entassés pendant des jours, le surveillant est présent, en tant qu’esclave et témoin lui-même. Il les épie et rapporte leurs propos au tribunal. Enfin, une fois le procès terminé, ils retournent tous à l’habitation entre les mains de leur maître et de son commandant. Il n’est donc pas surprenant que la plupart des esclaves n’aient pas formulé de plaintes explicites à la barre. Pourtant, en écoutant leurs protestations sur les qualités de leur maître, on ne peut s’empêcher d’entendre la vérité sur leur calvaire. Et derrière l’éloge de Vallentin par ses pairs, on entend la solidarité des bourreaux, sûrs de leur impunité et de leur bon droit.

Les esclaves sont presque unanimes à louer la bonté de leur maître. La preuve la plus éclatante qu’il peuvent en donner, c’est qu’il modère les coups de fouet. 

Jean Pierre, 14 ans, esclave de houe

M. Vallentin était un bon maître, il faisait bien donner quelques coups de fouet à la marmaille, mais c’était quand elle l’avait mérité.

 

François, ancien esclave de Sébastien 

Ah ! Monsieur, il n’était que trop bon.

 

Mais dites-nous sur quoi vous vous fondez pour avoir une telle opinion ?

 

François

Par exemple, quand un nègre avait mérité 50 coups de fouet, M. Vallentin lui en faisait donner 5 ou 10 seulement.

Mais Valenttin ne manque pas d’imagination criminelle. Outre le cachot, il innove en matière de punition en introduisant les bâillons, qu’il fait porter à ses nègres pour diverses raisons : parce qu’ils se sont battus, parce qu’ils ont mangé de la canne, ou même, plus mystérieusement, de la terre

François :

R. c’est M. notre maître qui a apporté cette mode là. Le mauvais sujet à qui il faisait mettre le bâillon le gardait 2 jours, 3 jours au plus.

Q. : Le bâillon était-il bien gros ?

R. : Il était gros à peu près comme les mors de la bride d’un cheval

Vallentin ne manque pas d’intervenir pour qu’aucune de ses bontés ne soit oubliée. Plusieurs esclaves mentionnent parmi ses bienfaits, la qualité des soins qu’ils recevaient.

Vallentin : 

Jean-Pierre et Mélanie étaient enflés quand j’ai pris l’habitation. Ne leur ai-je pas prodigué tous mes soins ?

 

Jacob. 

Oui, Monsieur ; ils étaient enflés, vous les avez bien soignés, vous les avez guéris. Moi, j’ai été bien malade. Sans vous, je ne serais pas vivant.

 

Vallentin :

M le Président, demandez, s’il vous plaît, au témoin si je n’ai pas toujours eu soin de ses enfants, si je n’ai pas ordonné qu’on leur servit exactement leur repas ?

 

Jacob :  

Oui, Monsieur, mes enfants ont toujours eu 2 fois à manger par jour, vous avez même fait donner 10 coups de fouet à l’infirmière, parce qu’elle n’avait pas donné les deux repas à mes enfants.

Et bien sûr, Vallentin trouve en Louis son plus fidèle supporter.

On pouvait sans doute trouver pire maître que Vallentin, on peut mettre à son crédit qu’il entretenait assez bien son cheptel humain. Quoi qu’il en soit, Vallentin est considéré par ses pairs comme un maître trop doux, au point de mettre ses intérêts – et les leurs – en péril.

M. Marc Wachter, habitant-propriétaire à Joinville : 

Je ne sais rien de l’affaire Sébastien. Mais, ce qui est de notoriété publique, c’est que l’administration de M. Vallentin est extrêmement douce.

M. Boulogne de St-Villiers, habitant-propriétaire : 

Je suis voisin du Balisier. J’ai souvent été à portée de m’apercevoir que M. Vallentin agissait avec trop de mollesse envers ses nègres. Je ne me suis pas aperçu qu’il exerçât envers eux des châtiments excessifs.

M. de Blonlemont, habitant-propriétaire : 

Il y a déjà deux ou trois ans que je suis voisin de M. Vallentin. Son administration fut toujours extrêmement douce et humaine. On ne peut lui reprocher que trop de laisser-aller. Je n’ai jamais ouï-dire ni vu que M. Vallentin fut dur envers ses nègres ni qu’il usât envers eux de châtiments excessifs.

Désiravant, habitant-propriétaire : 

Je suis le voisin de M. Vallentin. Son administration est la douceur même.

Un bon maître, peut-être, mais pas un très bon gestionnaire :

M. Raifer, négociant :
J’étais co-propriétaire avec M. Vallentin,du Balisier. Loin d’être un homme terrible, je m’aperçus qu’il était trop faible. Son administration compromettait les revenus de l’atelier. Aussi, je résolus de faire mettre un séquestre sur l’habitation. Dès que les nègres connurent ma résolution, ils vinrent, au nombre de 4 ou 5, me supplier den’en rien faire. Ils prétendaient qu’ils avaient, dans M. Vallentin,un excellent maître et qu’ils auraient beaucoup de chagrin, s’ils en changeaient.

Cette version est quelques peu contredite lors de l’interrogatoire de Jacob.

Me Grandpré, avocat de la Défense : 

Je prie M. le Président de demander à Jacob si les nègres de l’atelier n’ont pas fait des démarches empressées près de M. Raifer, pour empêcher l’établissement du séquestre et pour que M. Vallentin restât géreur ?

Jacob :

Je n’ai pas entendu dire cela. Tout ce que je sais, c’est que je n’étais pas content de ce que M. Vallentin est sorti de l’habitation. Je ne sais pas si les autres en étaient ou non satisfaits. Il n’y a qu’une chose qu’on lui reprochait, c’était de nous accuser d’avoir empoisonné ses bestiaux.

Jacob, le vieux sage, tempère la fable du maître aimé de ses esclaves, et parvient à glisser une protestation contre l’obsession borne de son maître. 

Mais seule, Adeline, ose avouer explicitement qu’elle a peur de son maître et répéter les phrases qui prouvent sa préméditation.

Adeline:

J’avais peur de Vallentin. Quand Sébastien fut arrêté pour être jeté au cachot, Sébastien s’écria : « Monsieur, tirez-moi un coup de fusil plutôt que de me faire mourir au cachot » « Non, répondit notre maître, tu mourras au cachot comme tu as fait mourir les bestiaux que tu as empoisonnés ».

 

D.

Avez-vous ouï dire que Sébastien avait empoisonné des bestiaux ? 

 

R.

 Non, Monsieur.

 

D.

Vallentin vous a-t-il fait battre quelquefois ?

 

Adeline: 

Oui, Monsieur ; mais c’est quand je le méritais. J’ai été malade deux fois, même trois fois. Mr Vallentin a appelé pour me soigner les médecins Mouraille et Bellevue.

 

James, Assesseur : 

Elle a dit qu’elle avait peur de son maître ; elle a voulu dire sans doute qu’elle avait peur d’être soignée par son maître.

Car enfin, ce si bon maître est le même homme qui autorise son commandeur à persécuter le jeune Réville, le fils d’Adeline et Sébastien, à le battre au sang, à lui faire manger de force des excréments! 

C’est le paradoxe soulevé par l’avocat de Vallentin, qui a interrogé le témoin le plus âgé, Raynal de St Michel, 70 ans.

Me Grandpré, avocat de l’accusé.

Monsieur le Président, veuillez demander au témoin si, à son avis, un maître qui avait l’habitude de punir ses esclaves en leur faisant manger des excréments aurait l’excellente réputation dont jouit M. Vallentin ? 

 

M. Raynal de St Michel 

Non monsieur, je suis sûr que non. 

Vallentin est l’homme qui s’acharne sur Félicien, puis Sébastien et sa famille, qui mène une vengeance froide et méthodique sur ces hommes « vaillants ». D’abord Félicien, « le plus coquin de tous les nègres », voleur et maraudeur ; puis Sébastien,le plus fort, le meilleur de tous ses Nègres.

Vallentin : 

Oh ! le meilleur nègre ! cela n’est pas exact. Il était bon travailleur à la houe. Mais, pour la culture de son jardin particulier, il louait des nègres marrons avec lesquels il était en relation habituelle.

Ce commerce avec la liberté, cette façon de reprendre un peu de son destin en main, est sans doute ce qui a rendu Sébastien si insupportable à son maître, ce qui a fait de lui une figure insolente de résilience, de résistance, au point qu’il s’est juré de le détruire.