Le 28 janvier 1842, Louis Joseph Vallentin, 43 ans, habitant propriétaire de Grand-Bourg de Marie-Galante, comparaît à la Cour d’Assises de Pointe-à-Pitre sous l’accusation de meurtre avec préméditation sur l’un de ses esclaves, qu’il a laissé mourir au cachot, l’accusant d’avoir empoisonné ses bœufs.
La Cour se compose d’un Président et deux conseillers à la Cour royale et de 4 assesseurs choisis parmi les notables. Le greffier donne lecture de l’Acte d’Accusation:
“A la fin de l’année 1835, Vallentin avait fait l’acquisition du tiers de cette habitation qui depuis longtemps déjà éprouvait des pertes en bestiaux. Sous son administration ces pertes continuèrent : deux ou trois bœufs par semaines, affirme-t-il.
Sans même avoir consulté de vétérinaire, Vallentin attribue cette mortalité au poison et décide qu’il est urgent, pour éviter une ruine certaine, de couper court aux maléfices. Il désigne le coupable : Félicien. Félicien était de tous ses noirs celui qui lui inspirait le moins de confiance. C’était, dit le commandeur Louis : “un nègre coquin, qui paraissait par son air être mauvais sujet”. Il n’en fallut pas davantage pour qu’il devint l’objet des soupçons de l’accusé.
Interrogatoire de Louis Joseph Vallentin,
Audience du 29 janvier 1842
En 1836, je ne fis pas de pertes ; MM. Tréluyar et Vernias s’étant rendus acquéreurs des deux tiers de la portion de M ; Bellevue père. Je leur dis : pas de fumier, pas de cannes. Après bien des tergiversations causées par la crainte du poison, ils achetèrent et m’envoyèrent sept bœufs de Porto-Rico. Je les confiai à Sébastien. Quelque temps après, je perdis un bœuf. Je fis appeler Sébastien : « Tu vois cela, voilà un commencement ”
Un dimanche matin, un exprès envoyé par mon commandeur, vint m’avertir que le plus beau de mes bœufs était mort. J’ordonnai que mon atelier fût réuni le lendemain.. Je tins un langage dur à tous mes noirs réunis : « Gueux, brigands que vous êtes, vous voulez donc me ruiner ? Ne voyez-vous pas que c’est pour vous soulager et vous épargner du travail que je me procure des animaux ? » Plusieurs de ces nègres pleuraient et s’écriaient : « Nous ne sommes pas coupables, nous sommes innocents ».
Le Président :
Aviez-vous acquis la preuve de la culpabilité de Sébastien ?
R.
Si les nègres de l’atelier n’avaient pas su que c’était Sébastien, ils ne l’auraient pas dénoncé
D.
Il fallait vous assurer de la chose par vous-même, faire des visites nocturnes dans les cases, épier les abords du parc des bestiaux : surveiller ou faire surveiller Sébastien.
R.
Ma foi ! je ne pouvais pas rester toute la nuit sur pied ni prendre tant de précautions.
D.
Cependant, avant d’arrêter et de séquestrer un esclave, il faut au moins s’assurer de sa culpabilité. Avez-vous souvent visité la case de Félicien ?
R.
Oui, Monsieur, très souvent. Je n’y ai découvert aucune trace de poison.
D.
(…) Comment, sur la dénonciation unique d’un individu aussi mal famé que Félicien, d’un voleur, d’un mauvais sujet, avez-vous pu arrêter et jeter au cachot le malheureux Sébastien ? Vous avez été bien imprudent, bien irréfléchi, pour ne rien dire de plus, car je ne veux pas aggraver votre position. Une pareille dénonciation était évidemment insuffisante. C’est néanmoins, d’après cette dénonciation, que vous avez sévi contre Sébastien ?
L’accusé garde le silence.
Félicien est mis aux fers dans l’office de la maison principale, il réussit à s’évader quelques temps, mais il est retrouvé et bientôt après enfermé dans un cachot construit exprès pour lui.
Vallentin :
Félicien fut mis aux fers dans l’office de la maison principale de l’habitation. Il s’est évadé et est resté marron pendant trois semaines environ. Pendant son marronnage, je fis construire un cachot et il y fut incarcéré quand il fut repris.
Il s’agit en effet moins de faire avouer le présumé coupable, que de faire pression sur lui. Fincer Bellevue, l’associé de Vallentin, visite toutes les semaines le prisonnier et tente ainsi d’obtenir ses révélations : « Tu es fort, tu n’as rien à craindre de l’atelier, lui disait-il, d’ailleurs on te protégera en te nommant commandeur ».
Félicien résiste, refuse de dénoncer un autre innocent. Les semaines passent, et les pertes de bestiaux se poursuivent. Comprenant qu’on ne croirait jamais à son innocence, Félicien, épuisé, malade, finit par céder. Il accuse un autre esclave, Sébastien :
« Sébastien est d’une famille de la Grande-Anse où il y a des sorciers empoisonneurs, et sa sœur qu’il voit souvent pourrait bien lui procurer du poison ».
Félicien est libéré, il mourra quelques mois après.
Entre-temps, Vallentin confie à Sébastien la garde et la responsabilité du troupeau. Pendant plusieurs mois, les pertes de bestiaux cessent. Mais un jour, le plus beau des bœufs meurt. Vallentin rassemble ses esclaves et les menace. Félicien dénonce alors Sébastien publiquement. Sébastien a beau protester de son innocence, il est immédiatement jeté au cachot et y reste jusqu’à ce que la vie l’abandonne. Commencé dans le courant d’avril 1838, le supplice de Sébastien dura trois mois environ.
Interrogatoire de Louis, Commandeur
Monsieur lui a dit : « puisque c’est toi qui as tué mes bestiaux, il faut que tu meures au cachot, comme mes bestiaux que tu as empoisonnés. »
« Monsieur, répondit Sébastien, je ne vous en veux pas. Faites de moi tout ce que vous voudrez. Tuez-moi plutôt que de me mettre au cachot ».
Louis, le commandeur, en rapportant les propos du maître étaye la thèse de la préméditation. La détermination de Vallentin est implacable et Sébastien le sait, il ne sortira pas vivant de ce cachot. Vallentin attend impatiemment sa mort, va jusqu’à faire boucher le soupirail d’aération pour prévenir son évasion.
Acte d’accusation
Louis prévint son maître de l’état pitoyable du prisonnier et lui dit qu’il allait mourir. « Tant mieux, reprit celui-ci, au moins je serai débarrassé des démarches que j’aurais eu à faire pour opérer sa déportation à Porto-Rico, si j’en avais reçu l’autorisation : je ne perdrai plus mes bestiaux ».
Détestable idée qui enlevait à cet homme tout sentiment d’humanité, qui le laissait froid, impassible à côté des horribles souffrances, qu’endurait un homme que sur de vagues soupçons il faisait lentement mourir dans un cachot boueux, infect et privé d’air….
En conséquence, le nommé Louis-Joseph Vallentin est accusé d’avoir, dans le courant de l’année 1838 et avec préméditation, volontairement donné la mort à l’esclave Sébastien, crime prévu et puni par l’article 3, titre 6 de l’ordonnance royale du 25 décembre 1783, et les articles 295, 296 et 302 du code pénal.
Fait au parquet, le 30 octobre 1841.
Le Procureur général
Signé Louis RISTELUEBER